Depuis plusieurs mois, de nombreuses initiatives sont prises pour réinvestir les friches agricoles et y redévelopper des activités économiques (agriculture et/ou sylviculture), voire des projets d’urbanisation ou d’énergie renouvelable1. Ces projets émanent de différents professionnels du secteur agricole (syndicats, chambres d’agriculture) ou d’élus en charge des questions d’aménagement du territoire et sont présentés sans réflexion sur le patrimoine naturel de ces habitats et sur les enjeux écologiques associés. En d’autres termes, ces espaces sont uniquement considérés comme des zones de déshérence, sans intérêt écologique. Or, cette vision est loin d’être partagée par tous les acteurs de la société civile, citoyens ou professionnels, notamment à la lumière de nombreux travaux scientifiques récents invitant les européens et les français en particulier à saisir l’opportunité historique que représente la déprise agricole pour répondre aux enjeux de préservation de la biodiversité et du changement climatique2. A l’heure actuelle, ces arguments en faveur d’une approche plus multifonctionnelle des friches ne sont pas aisément accessibles pour les décideurs qui souhaiteraient aborder ces problématiques sur leurs territoires. Le but de cette note de synthèse est de souligner l’intérêt écologique des friches d’aujourd’hui et de demain, d’en rappeler les enjeux dans le cadre de l’atténuation du changement climatique et de proposer de les prendre en compte dans la stratégie nationale pour les aires protégées.

La friche agricole, une étape vers la forêt

Une friche agricole est une terre exploitée par l’homme puis laissée à l’abandon (on commence généralement à parler de friche après 3 ans d’abandon). Ce n’est pas un terme spécifique à un type de milieu naturel, il peut s’agir de maquis, de landes, de garrigues, de friches arbustives ou encore d’accrus forestiers. Ces habitats dynamiques sont transitoires et évolueront, dans la plupart des cas sous nos latitudes, vers des stades forestiers qui correspondent à des écosystèmes qualifiés de climaciques, c’est-à-dire relativement stables, résilients et où l’exploitation des ressources du milieu par le vivant est maximisée.

La friche agricole : l’archétype de la nature férale, dé-domestiquée et en libre évolution

La féralité a été définie par les zoologistes pour les animaux domestiques retournés à l’état sauvage, puis par les botanistes pour les plantes échappées des cultures et naturalisées. Les espèces cultivées végétales puis ensauvagées ne retrouvent pas leur génome d’origine. Transformées génétiquement par les sélections humaines, puis par les aléas du milieu naturel lors de leur reconquête dans la nature, elles peuvent aussi parfois se recroiser avec les espèces des cultures voisines. Il s’agit là d’une néo spéciation d’origine humaine, qui peut aboutir à de nouveaux taxons parfaitement adaptés aux conditions des milieux qu’elles ont conquis3. Des milieux évoluant spontanément tout en conservant les empreintes de leur passé cultural ou tout autre usage relèvent également de la féralité. Le terme de nature férale[1] leur est associé, une expression proche de milieu ensauvagé. On peut aussi parler de dédomestication de ces milieux spontanés.

L’enfrichement des milieux se produit sous l’influence de multiples facteurs locaux : le climat, le sol (souvent modifié par les pratiques agricoles ou forestières), les espèces présentes (plantes, pollinisateurs et disperseurs), les espaces modifiés qui les entourent, et bien entendu, la durée de libre évolution.

Les facteurs qui vont jouer sur la dynamique de reconquête sont si nombreux qu’il est difficile de prédire les milieux qui se mettront en place. Mais il est clair que cette nature spontanée ne sera plus celle des écosystèmes qui seraient présents si l’homme n’avait jamais existé. Ils acquerront un état de maturité nouveau, qui va toutefois suivre les lois naturelles des successions. Dans l’écrasante majorité des cas, les espaces ensauvagés se construisent avec la colonisation de la végétation arbustive et arborescente4. Ce phénomène se produit dans toutes les zones en déprise de l’hémisphère Nord, en dehors de quelques milieux trop extrêmes pour accueillir la forêt.

Des sources de richesse écologique grâce au travail silencieux de la nature

Les friches souffrent des représentations occidentales de la nature, qui ne considèrent les habitats qu’en termes de ressources à exploiter. La production sans cesse accrue reste une valeur prégnante. Les friches représentent pourtant d’autres sources de richesse écologique grâce au travail silencieux de la nature.

Ces espaces de nature férale sont d’exceptionnels laboratoires du vivant où peuvent apparaître de nouvelles espèces grâce à la dédomestication, où peuvent réapparaître des espèces disparues du fait de l’homme et où peuvent se réfugier des espèces en conflit avec les humains (grands herbivores et grands carnivores, néophytes). La reconstitution à large échelle d’une canopée hétérogène et diversifiée rétablit ses échanges en vapeur d’eau et en aérosol avec l’atmosphère, améliorant ainsi les cycles d’évapotranspiration et de précipitations. Bien d’autres avantages sont fournis par la nature spontanée : le renouvellement et la pureté des sources d’eau, la dissipation des chaleurs estivales par la massivité des troncs, la reconstitution de sols épais et fertiles par le retour de la litière et de la faune du sol, le retour d’une biodiversité perdue, qui touche toutes les sphères du vivant. Ces forêts spontanées expriment toutes leurs capacités évolutionnaires sans forçage anthropique et assurent ainsi gratuitement à l’humanité : protection des sols contre l’érosion, rôle tampon face au retrait côtier, limitation des inondations, stockage réel du carbone dans les vieux arbres et le sol, diversification du vivant, atout pour l’écotourisme ; sans oublier le rôle psycho-social : source d‘inspiration et de méditation, caractère pédagogique, thérapie par le sauvage5.

Enfin, ces lieux en « transition écologique » le long des successions, sont des sites de référence indispensables pour tous les gestionnaires face aux multiples bouleversements qui s’annoncent avec les changements climatiques. En les laissant devenir matures, ces espaces de nature férale deviendront les forêts naturelles de nos descendants. D’ailleurs, il a récemment été montré que les jeunes boisements spontanés pouvaient, dans certains cas au moins, atteindre assez rapidement des niveaux notable de richesse taxonomique, fonctionnelle et phylogénétique, préfigurant ainsi  des perspectives prometteuses pour la conservation et la restauration de la biodiversité forestières6.

Des espaces de biodiversité et de naturalité aujourd’hui très menacés

La plupart des espaces de nature férale sont privés et ne présentent aucune garantie de pérennité quant à leur libre évolution vers la maturité écosystémique. En fonction de leur localisation, ces terres ne sont pas à l’abri d’une valorisation économique telle que l’exploitation pour la biomasse, le défrichement pour l’agriculture, l’extension urbaine ou encore l’installation de panneaux solaires ou d’éoliennes7.

Récemment un défrichement a eu lieu en Bretagne sur la commune de Moëlan-sur-mer pour une remise en valeur agricole qui interpelle fortement car elle pourrait s’étendre à d’autres régions de France. Ce défrichement s’appuie sur l’article L.125.1 du code rural qui prévoit que : « toute personne physique ou morale peut demander au préfet l’autorisation d’exploiter une parcelle susceptible d’une mise en valeur agricole ou pastorale et inculte ou manifestement sous-exploitée depuis au moins trois ans par comparaison avec les conditions d’exploitation des parcelles de valeur culturale similaire des exploitations agricoles à caractère familial situées à proximité, lorsque, dans l’un ou l’autre cas, aucune raison de force majeure ne peut justifier cette situation. Le délai de trois ans mentionné ci-dessus est réduit à deux ans en zone de montagne.»

A Moëlan-sur-mer, des efforts ont été fait pour que les opérations de défrichement ne soient pas systématiques. En ce sens, il y a eu une forme de reconnaissance des enjeux écologiques soulignés précédemment. Toutefois, le cas de Moëlan-sur-mer est un symbole qui semble avoir entraîné ailleurs d’autres initiatives similaires sans que les mêmes considérations écologiques aient été intégrées dans les réflexions. Or, il nous semble vraiment urgent d’alerter l’ensemble des acteurs intéressés par ces démarches qu’il n’est pas souhaitable que toutes les friches agricoles soient réinvesties. Et ce d’autant plus que le défrichement de ces espaces peut parfois être en contradiction avec la loi (régime forestier, loi pour la reconquête de la biodiversité).

D’une manière générale, comment s’émouvoir de la déforestation des forêts tropicales ailleurs et, chez soi, laisser disparaître des forêts naturelles en devenir ? Il est nécessaire d’intégrer la nature férale dans la stratégie pour les aires protégées (SAP) partout où cela est possible à travers des outils juridiques et fonciers et en lien avec les acteurs locaux.

Une opportunité à saisir pour atteindre les 30% d’aires protégées souhaités par la SAP

De nombreux scientifiques et acteurs de la protection de la nature en Europe proposent de s’appuyer sur la dynamique de déprise agricole pour ensauvager nos paysages et les voir réinvestis par le vivant8 ). La déprise agricole est une chance, une opportunité historique d’offrir aux citoyens français, sur l’ensemble du territoire, des espaces de nature libre et sauvage. C’est pourquoi nous invitons les décideurs et les gestionnaires à ne pas considérer les friches comme des espaces à réinvestir systématiquement. Enfin, nous demandons au Ministère de la Transition écologique d’intégrer une part importante des friches existantes, nombreuses dans les parcs naturels régionaux notamment, dans les déclinaisons régionales de la stratégie nationale pour les aires protégées, comme le prévoit la mesure 5 de l’objectif 1 : « S’appuyer sur le renforcement des outils fonciers et réglementaires existants pour étendre le réseau d’aires protégées et de protection forte ».

 

Coordination pour la libre évolution, mai 2022

 

1 https://www.alternatives-economiques.fr/a-reconquete-friches-agricoles/00094636
2 Schnitzler A. & Génot J-C. 2012. La France des friches. De la ruralité à la féralité. Editions Quae. 192 p.
3 Gressel J. 2005. Crop Ferality and Volunteerism. Taylor & Francis Group. LLC. 422 p.
4 Schnitzler A. & Génot J-C. 2020. La nature férale ou le retour du sauvage. Editions Jouvence. 176 p.
5 https://www.wildeurope.org/about-us/wild-europe/
6 Morel, L., Barbe, L., Jung, V., Clément, B., Schnitzler, A., & Ysnel, F. (2019). Passive rewilding may (aslo) restore
phylogenetically rich and functionally resilient forest plant communities. Ecological Applications, 30(1), e02007.
https://doi.org/10.1002/eap.2007
7 https://www.lagazettedescommunes.com/623757/solaire-en-friche-un-important-gisement-selon-lademe/
8 Petterolli N., Durant S.M. & Du Toit J.T..2019. Rewilding. Cambridge University Press. 437 p.

 

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